Natarâjasana
Natarajasana est la posture qui m’a fait aimer le yoga, et m’a conduite au fil de la pratique à trouver la convergence entre philosophie et yoga. Et au fond, c’est ma posture préférée, c’est sans doute que je l’incarne à ma façon et qu’elle dit quelque chose de mon être-au-monde.
Nous avons tous notre manière propre d’incarner les postures, c’est de la pensée corporelle qui s’anime, comme en danse. La danse pense. La posture pense.
Et justement, Natarâjasana n’est pas seulement la posture du danseur : cette posture porte notre condition humaine, nos existences en mouvement, soumises au changement, et à la peur humaine trop humaine que suscite le changement, le devenir, la mort (la peur de la mort, consciente ou inconsciente, est d’ailleurs l’un des kleshas, c’est-à-dire un état mental douloureux, que le yoga peut dépasser, comme l’explique Patanjali dans les Yogas-Sutras, un peu à la façon d’un Epicure).
Le dieu Natarâjan nous enveloppe et nous protège dans sa danse cosmique. Il allume et éteint tous les éléments de la création, il incarne la destruction créatrice, la logique paradoxale, c’est un dieu nietzschéen, ce qui n’est pas étonnant, car la danse de Natarâjan, c’est la danse de Shiva, posture dionysiaque donc, et cela s’expérimente simplement : faire la posture, c’est chasser la tristesse au loin et redevenir joyeux.
Pour ma part, c’est grâce à cette posture pratiquée quotidiennement qu’une dimension nouvelle de la conclusion de Différence et répétition de Deleuze (sur qui j’ai écrit un livre, Gilles Deleuze et Antonin Artaud, l’impossibilité de penser, L’Harmattan) s’est ouverte d’elle-même à mon esprit (tourmenté!) : Natarâjasana, et plus largement le yoga-gymnosophique, c’est « faire couler un peu de sang de Dionysos dans les veines organiques d’Apollon » (chouette panthéon personnel).
La dimension organique est là : c’est bien à l’expérimentation d’un « corps neuf » (comme dirait Artaud) que le yoga (ou la gymnosophie!) invite, et donc à une autre pensée que notre ressassement quotidien, nos peurs et nos tourments. Comme le définit Patanjali, le yoga est l’arrêt des fluctuations automatiques du mental.
Tout change, est ou sera détruit, puis renaîtra. Le Moi aussi. Alors, dans la danse cosmique, c’est le Moi qui danse avec le Soi, et tous les deux rigolent bien, main dans la main. Le Moi se découvre Moi cosmique, et ne fait plus qu’un avec le Soi (atman-brahman). La plupart du temps, le Moi engueule le Soi confusément. Et il perd à tous les coups.
C’est ainsi que je me suis découverte un peu mystique sur les bords : entre le monde des Idées et la religion, me prémunissant autant que possible des deux. Comme Artaud et Nietzsche. Comme Jung peut-être aussi, qui donne une approche de l’Occident et ses complications à mon avis plus respirable que celle de Nietzsche. Néanmoins, il en va d’une dissolution, d’une combustion du Moi pour révéler son Moi divin, le dieu en l’homme (il peut être Jésus ou Krishna, qu’importe).
Voilà Natarâjan : « Le mouvement de la danse cache son essence, faisant tournoyer autour de lui les flammes de la résorption, balayant tout, la révèle ; il se tient immobile au centre de cette double activité, foyer de toute puissance, déployant, impassible, les énergies les plus farouches, les mouvements les plus opposés ; l’émanation et la résorption, l’obscurcissement et la grâce, la rétraction et l’épanouissement. […] Prostré à ses pieds, le démon de l’oubli le contemple ». (Lilian Silburn). Tel est le procédé du Natarajasana : aller du nœud de l’Occident et de ses Idées qui divergent, vers l’essence cachée du vrai dans la danse mythologique du dieu. Et « alors l’esprit des profondeurs m’ouvrit les yeux et je vis les choses intérieures, le monde de mon âme polymorphe et changeant » (Jung, Le Livre rouge) .