Eka pada rajakapotasana

Je n’arrivais pas à atteindre la variation avancée du « pigeon royal », la posture à la mode du yoga d’instagram et immense star des couvertures de livres de yoga. Les modes variant vite, il faut donc que je me prépare au scorpion pour rester à la mode en 2020. (Vivement que Tadasana soit à la mode).

Bref, réaliser cette posture m’a demandé de solliciter la patience et l’oubli, il a fallu que j’arrête de la travailler, que je me montre moins volontaire, persévérante et obstinée : pour y parvenir, il fallait la laisser tomber. Puis, après avoir dit à Jean et Jose Antonio à table fin juillet 2019, « je n’y arrive pas, je ne peux pas, mon épaule ne tourne pas » (on se croirait un peu dans Twin Peaks, Laura Palmer a les épaules qui tournent, passons). Quelques jours plus tard, j’ai réessayé après un abandon de plusieurs mois, et j’ai réussi très simplement, comme si c’était tout à faire naturel d’être dans cette posture.

Et là, j’ai vécu une expérience que je qualifierais d’apollino-dionysiaque ou peut-être d’enstasique, je suis rentrée en moi-même dans une plénitude complète, quand la plante de mon pied s’est collé au sommet de ma tête. Comme si Sahasrara chakra (le sommet du crâne, la fontanelle) avait rencontré un chakra subtil de la plante du pied, cette dernière connaissant d’ailleurs tous les méridiens du corps, alors, peut-être ai-je fait une boucle sur moi-même, l’énergie a parcouru l’avant et l’arrière de mon corps, du bas vers le haut, de gauche à droite et en spirale : muladhara chakra (le chakra racine, sur lequel la posture s’appuie) est-il venu en sahasrara, ou me suis-je envolée comme une colombe ? Ai-je pris conscience une seconde des roues du corps subtil, les chakras ? Suis-je passé un instant du corps physique au corps subtil ?

L’interprétation n’est pas si importante : ce que j’ai compris, c’est que j’y étais, j’étais là, ou mieux encore, « c’est là » (Dasein, coucou Heidegger), là est l’être. Quelque chose d’essentiel m’est donc arrivé le 4 août 2019, une victoire sur le mental et la volonté, ces saloperies insupportables qui nous pourrissent la vie, puisqu’on les comprend à l’envers. Pire, notre société les valorise. Le mental et la volonté, c’est Uber, c’est la start up dans sa version winneuse et caricaturale (heureusement, il y a aussi startupper formidables avec lesquels je travaille), ça me débecte et me désespère méchamment. Passons. Ce petit moment négatif est un bon exemple des vrittis (les ratiocinations, les idées fixes) contre lesquelles je lutte tout le temps. Comme me l’a dit la formidable Karine Jacquemard (exceptionnelle naturopathe et bien plus encore), « votre mental est très fort ». Alors, étant ambivalent, s’il est fort, il est aussi bien souvent « à la ramasse ». Un professeur d’Ashtanga yoga dont j’aimerais suivre plus souvent les cours avait eu cette phrase très amusante : « ton corps peut tout faire, Anne, mais ton mental est à la ramasse ». C’était fort drôle.

Je connais de fait très bien les « chittavrittis » (les fluctuations du mental, le je pense qui part en roue libre, ne voulant jamais rencontrer le « je suis »), j’en suis la spécialiste (je suis docteur en philosophie, donc en chittavrittis, j’ai même écrit qui un livre qui s’appelle « L’impossibilité de penser », c’est dire combien j’ai mené l’étude jusqu’au bout !), et c’est aussi pour cela que je commence par proposer de travailler sur « le mental » dans mes classes de gymnosophie.

Eka pada rajapotasana est une posture qui active l’énergie, qui permet dépasser des plans, des plateaux dirait Deleuze, de passer du physique au subtil, de l’anatomie au corps sans organes dirait Artaud, de percer la voûte céleste des os de la boîte crânienne, de quitter le mental vers le spirituel. Nouveaux horizons inattendus, passages du visible à l’invisible, d’une loge à l’autre dans Twin Peaks, voyage dans le monde nouménal de Kant.

Tout cela pourquoi ? Pour découvrir une évidence qui fait sens : pour qu’il y ait don, il faut de l’abandon. Pour donner, il faut s’abandonner.