LA GYMNOSOPHE > Ashtavakrasana (Ashtavakra, le sage tordu huit fois)
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Ashtavakrasana (Ashtavakra, le sage tordu huit fois)

Asanas

Ashtavrakrasana

L’histoire du sage Ashtavakra reprend un thème sérieux et crucial de toutes les mythes : le conflit entre père et fils. Alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère, Ashtavraka se permit de corriger la prononciation approximative de son père qui récitait des mantras avec toute la discipline et la rigueur dont un futur père doit faire preuve. Mais les mantras doivent être bien prononcés. Que son fils à naître osa le reprendre le rendit fou de rage, si bien qu’il lança une malédiction à l’encontre de son enfant, qui visiblement fut bien prononcée car cruellement efficace.

Encore l’histoire d’un père qui a maudit son enfant afin d’éviter qu’il ne le dépasse. Encore un père, qui symboliquement veut tuer sa progéniture. En effet, l’histoire célèbre d’Oedipe le parricide incestueux, ou encore celle de Kronos castrant son père, tend à faire oublier qu’avant tout autre chose, ce sont les pères qui veulent éliminer les fils, comme le remarque Philippe Sollers avec beaucoup de finesse: « A propos de cette histoire de père, et des choses que je découvre maintenant là-dessus, il y a tout de même ceci de curieux : on semble oublier (avec le complexe d’Oedipe, etc.), que les pères ont d’abord toujours voulu tuer les fils » (Sollers, Lettres à Dominique Rolin). Pour se venger de ses difficultés d’élocution, le père condamna son fils à être physiquement huit fois tordu (ashta-huit, vakra-tordu). Ainsi ,son fils sera déformé, à l’image de sa mauvaise prononciation !

Malgré sa difformité, Ashtavakra devint un sage jeune homme érudit aimant et connaissant les Véda (pour être un vrai yogi, il faut aussi s’intéresser à la théorie, si si ! ) Il souhaita donc rencontrer d’autres sages et se rendit pour cela au palais du roi Janaka qui comptait les plus grands rishis, un véritable chemin de croix pour un handicapé. Épuisé par la route, il suscita les rires en arrivant au palais, y compris celui du roi prétenduement sage.

Finalement, nous avons tous, soit connu, soit été soi-même, un roi Janaka. Soit nous avons été moqués en raison de notre apparence, en nous présentant à l’endroit où nous pensions trouver nos pairs ; soit nous avons ri de quelqu’un voulant nous courtiser amoureusement (« tu te rends compte, c’est un gros!), professionnellement (« ah ah, il n’a pas fait ses humanités à Henri IV »), intellectuellement (« c’est une blonde à forte poitrine »), parce qu’elle était trop grosse (« au-delà d’une taille 34, une femme n’est plus une femme ») ou trop frêle (« j’aime les hommes musclés »), tordu, mal fagoté (« c’est quoi ce look ! »), un peu handicapé, pas très séduisant, trop balourd, ou bien trop blond(e) pour être intelligent. Nous avons tous des Janaka, et sommes tous le Janaka d’un autre.

Face au rire du roi Janaka, la réponse d’Ashtavraka fut de rire de plus belle, comme l’on aurait pu s’y attendre. Là encore, les apparences furent trompeuses car Ashtavraka avoua qu’il ne riait pas, mais pleurait d’épuisement et de déception. Pensant être reconnu parmi les siens, admis par ses pairs dont il attendait sans doute beaucoup, auprès desquels il continuerait à étudier et chercher (on se croirait un peu à une soutenance de Doctorat, ou à un grand oral de concours, non?), il s’était retrouvé face à « des cordonniers » se faisant passer pour des sages, une façon pour Ashtavraka d’ironiser la superficialité de la cour et de son roi. Ne voir que le cuir (de la chaussure), que la peau, que l’effet de surface, mais rien de l’âme, de l’esprit, de la personnalité – de ne pas voir tout ce qui fait depuis Socrate pour l’Occident la beauté véritable, c’est-à-dire non pas l’enveloppe, mais la beauté intérieure, la profondeur.

Ashtavraka est un déçu de la société, mais en sage indien, il avait pardonné son père, qui souffrait d’une diction qui semblait nuire à son engagement appliqué dans la récitation des mantras sacrés. La force et l’honnêteté d’Ashtavrakra suscitèrent les excuses du roi, qui s’agenouilla devant lui et devint son disciple.

Il existe une Ashtavakra Gita, qui ressemble à la fois aux dialogues de Platon mettant en scène le sage Socrate, et à la Bhagavad Gita, si importante pour comprendre l’essence du terme « yoga ». Cette petite histoire d’Asthavakra rencontrant la cour de Janaka peut très bien illustrer la différence entre l’Idée et son image, le noumène kantien (la chose en soi) et le phénomène, et aussi, dans les asanas, la différence entre posture et imposture.

Une posture de yoga peut être extérieurement très belle mais être intérieurement une imposture, c’est-à-dire ne pas du tout mobiliser l’effort physique et subtil, invisible et intérieur, l’engagement, qui fait l’essence de la posture, le chemin vers la posture, indépendamment de son efficacité visuelle, de son aspect « instagramable ».

C’est souvent le cas des postures très faciles pour nous, parce que nous sommes comme nés dedans (par exemple, mon uppavisthasana, je suis née dedans, aucun mérite ; ai-je accompli le cheminement pour faire la posture ? Rien n’est moins sûr. Malgré tout, j’ai quand même travaillé pour faire la posture pendant 35 ans, et 35 ans encore j’espère bien). La souplesse, par exemple, n’est pas la question du yoga. La question, c’est quel chemin accomplissez-vous intérieurement et subtilement pour aller vers la posture?

Ce qui fait la posture donc, ce n’est pas l’image qu’elle renvoie, belle ou pas belle, c’est le travail accompli intérieurement dans la posture, même si on ne va pas très loin et que ce n’est pas très beau. Nulle part il n’est dit qu’une posture doit être belle. Ce qui compte, c’est avant toute autre chose le lâcher prise que l’on y trouve, et la jonction entre l’effort (sthira) et l’agrément (sukkha) dans la posture (sukkha sthira est la définition de l’asana de Patanjali).

L’honnêteté avec soi-même demande alors si notre yoga est du monde nouménal, du monde des Idées, ou bien phénoménal, du monde des apparences. (C’est à mon sens la raison pour laquelle Evola dit que le yoga nous transporte dans le monde nouménal de Kant). Il y a sans doute un équilibre à trouver entre apparence et Idées, entre surface et profondeur, qui nécessite l’humour et l’autodérision, consistant à avouer nos moments de faiblesses. C’est ce qui fait notre humanité. Ce qui est « beau » dans la posture, c’est son humanité, la façon dont vous l’incarnez avec votre grâce et vos défauts propres, ce qui fait que vous êtes vous-mêmes.

En tant qu’être incarnés et participant au monde social (l’enfer selon Sartre!) où l’on fait tout le temps semblant, nous pouvons aller du phénomène, de la posture que l’on veut belle et esthétique, pourquoi pas, au noumène, ce moment où on a la sensation intérieure de la posture :  il s’agit de « laisser se dérouler nos perceptions dans une attention lucide » (Jean Klein, L’Être, Almora, p. 148). Les postures « visent en particulier l’éveil des énergies non employées ou dispersées, pour les diriger sciemment vers une orchestration où le corps arrive à son apaisement total ». (Ibid., Almora, p. 149). Nous sommes donc aux antipodes de l’image du yoga comme culte du beau corps tel qu’il est diffusé par les réseaux sociaux! 

Dans l’attention et l’observation des sensations, nous passons du corps physique à un double plus subtil (un corps glorieux?), dans la posture. Ce que nous voulons n’est pas la beauté mais la Grâce!

« Qui a un Corps apte à un très grand nombre de choses, a un Esprit dont la plus grande part est éternelle » (Spinoza, Ethique, V, 39).

La Gymnosophe